Les Coquelicots de Sarayevo
Hilda Ducasse

 

Acte 1 Scène1

(Sarayevo 1968. Fin de l'année scolaire. Dans le vallon derrière l'école, deux jeunes filles en robes claires, s'échangent des confidences).

Ivana: " Aida oh! oh! Aida!"

Aîda: " Dis donc, Ivana, pourquoi cries-tu si fort? Je suis là tout près, derrière le petit buisson. Viens donc plutôt m'aider à faire la cueillette du muguet. Tiens! mets-en dans tes cheveux et tu en seras toute parfumée! "

Ivana: "Non! je les mettrai plutôt à mon corsage, et le beau Nikkita viendra respirer sur moi le parfum des fleurs."

Aîda: "Tais-toi Ivana! "

Ivana: "Oh! Aida, j'adore te voir rougir! Viens que je t'en mette dans les cheveux! Tiens! te voilà toute belle. Le blanc muguet te fait une parure de mariée. Et te voilà toute parée pour le beau Kamal qui te mange du regard."

Aîda: " Tais-toi, Ivana, je ne sais pas de quoi tu parles!"

Ivana: "Oh si! Tu le sais bien. Tiens, tu rougis encore! Dis donc, Aîda, entre amies on peut se faire des confidences. Eh bien, pour commencer, je dirai moi, que je trouve Nikkita le plus beau des gars. Il est grand, il est beau, un peu timide, peut être. Ses yeux ont la couleur de la lavande des champs."

Aïda (chantonnant): " Des yeux de lavande! Ivana est amoureuse!"

Ivana: "Eh bien oui! Sur la place, l'autre soir, nous avons dansé le Kolo. Comme par hasard, quand la musique a commencé, il m'a prise par la main et nous avons dansé une folle farandole. Ma main dans la sienne a tremblé et nous nous sommes tus."

Aïda: " Oh le grand miracle. Ivana s'est tue! Ivana est amoureuse!"

Ivana: "Eh bien oui, un jour j'épouserai le beau Nikkita."

Aîda: "Et moi, j'épouserai celui que j'aime! Mon père me l'a promis"

Ivana: " Et Kamal?"

Aîda: " Tu es vraiment trop curieuse, Ivana. Mais rien qu'à toi, je dirai que je le trouve bien beau. Il a de beaux yeux noirs qui ont l'air de toujours sourire. Il est bon et intelligent et on s'échange des sourires quand par hasard on se croise dans la rue."

Ivana: "Oh! le hasard, c'est dröle comme il fait bien les choses. Pour Nikkita et moi aussi, il est bien arrangeant"

Aïda: "Ecoute Ivana, écoute mon grand secret. L'autre soir, en revenant de la bibliothèque, j'avais les bras chargés de bouquins. J'ai culbuté sur un caillou et mes bouquins sont tombés sur le pavé."

Ivana: " Laisse-moi deviner la suite, Aïda. Par hasard, Kamal passait par là. En vrai gentleman, il s'est empressé de voler à ton secours."

Aïda: "Il m'a tout simplement aidé à ramasser mes livres. Comme de grands papillons, nos mains se sont frôlées et j'ai été heureuse à en mourir"

Ivana: " A en mourir!"

Aïda: " Mais écoute, il y a mieux. En rangeant les livres dessus mon bras, il m'a dit qu'il avait parlé de nos amours à sa mère et qu’elle en parlerait à mes parents très bientôt."

Ivana: " Oh Aïda! La vie est belle. Chantons la vie. Chantons l'amour."

Aîda: " Attention Ivana, c'est encore un secret. Ne vas donc pas le crier par-dessus les toîts."

Ivana: "C'est promis, mais regarde Aîda, regarde là bas, les tuiles rouges de notre Sarayevo! Sous le soleil qui ruisselle dessus les toits, la ville toute entière frissonne comme un grand coeur qui bat. Un jour, bientôt peut-être, un toit de tuiles rouges abritera nos amours. Rien qu'à y penser, j'en ai comme un grand creux dans le coeur."

Aîda: " Calme-toi donc Ivana, tu me donnes le vertige."

Ivana: " C'est vrai Aîda. Toi, discrète et fragile, tu es le blanc muguet dessous le vert feuillage. Moi, je suis le coquelicot ivre de soleil. J'ai hâte de vivre! "

Aîda: " Calme-toi Ivana!"

Ivana: "Regarde Aîda, regarde là-bas, les coquelicots de notre Sarayevo. Comme ils sont beaux! Des collines lointaines, ils ont l'air de s'en venir vers nous. Dessus le vert feuillage, ils font comme une grande tache de sang!"

Aîda: "Oh! tais-toi Ivana, ne parle pas de sang! Notre histoire compte déjà assez de pages sanglantes. Tu pourrais réveiller la bête qui peut-être n'est pas tout à fait morte dedans nos âmes. A regarder passer la vie, j'ai parfois peur."

Ivana: "De quoi, de qui, pourrais tu avoir peur, petite sotte? La vie est belle. Comme dans une grenade toute rouge, il faut y mordre à pleines dents!"

Aîda: " J'ai peur de la méfiance et de la crainte qui trop souvent engendre la haine et la guerre. C'est un peu comme le grand trou noir dans la montagne d'où jaillit le fleuve sombre de la Drina."

Ivana: " Ne sois donc pas si pessimiste Aïda! Notre génération a, sans aucun doute, compris qu'on ne gagne rien à se faire la guerre."

Aîda: " Tu as sans doute raison, Ivana. Sarayevo la belle peut s'arrêter un instant. Serbes, Croates, Chrétiens et Musulmans, peuvent tous ensemble se mettre à écrire la plus belle page d'histoire où les hommes sont humains"

Ivana: " Puisque nous sommes la relève, c'est à nous qu'il revient de reécrire la vie. Nous n'avons donc qu'à nous y mettre!"

Aîda: "Cela devrait être assez simple. toi chrétienne et moi musulmane, nous sommes déjà deux âmes soeurs que rien ne saurait séparer."

Ivana: " A nous deux, avec nos nombreux copains Serbes et Croates, nous saurons bien faire tomber les barrières."

Aîda: " Et si toutes les mères faisaient cause commune pour assurer la sécurité collective de leurs enfants, de tous les enfants, le tour serait joué, n'est-ce-pas?

Ivana: " Quel beau projet! audacieux et tentant! Mais ce n'est peut être pas si simple!

Aîda: " Oui, je le sais. Il faudrait pouvoir démolir les barrières de haine et de peur érigées par des générations depuis longtemps passées."

Ivana: "Remonter jusqu'au subconscient. N'est-ce point là le plus difficile?

Aîda: " C'est un défi à notre taille"

(Les filles s'éloignent en chantonnant le refrain " Demain il fera beau sur la grand'route, demain il fera beau sur le chemin")

 

 

Acte 2 Scène1

( Sarayevo 1984. Préparatifs des Jeux Olympiques d'hiver qui se dérouleront bientôt à Sarayevo. Atmosphère de fête. Kamal et Nikki se rencontrent dans la loge de ski.)

Nikki: " Hello Kamal! Nous fais-tu un beau reportage sur les préparatifs des jeux?"

Kamal: " Pour sûr que oui, Nikki. C'est mon boulot de journaliste et j'en suis très fier. Penses-y donc. Demain, les images de notre Sarayevo seront sur tous les écrans de la terre. Aîda en est toute fière. Il faudra bien montrer au monde de quoi sont faits les Yugos"

Nikki: "Les Olympiques représentent une tâche formidable pour notre pays. Crois-tu que tout sera prêt à temps?

Kamal: "A voir l'enthousiasme des jeunes, j'en suis tout-à fait convaincu."

Nikki: "Et ce sera tant mieux. La situation déficitaire de notre économie devient alarmante."

(Entrent Aîda et Ivana, leurs épouses)

Ivana: "Nikki, pour une fois, arrête de parler de sous. Regarde comme nos enfants sont heureux, Tiens, regarde là bas, Ivan et Amina qui dévalent la pente. Ils ont l'air tellement heureux! Ils vont, je crois, se joindre à l'équipe qui érige la sculpture "Vucko", la mascotte des jeux."

Nikki: " C'est bien beau d'être heureux, mais je suis économe et je ne peux ignorer que notre pays a une dette de 19 billions de dollars, la plus haute de toutes les nations d'Europe. Et nous savons tous qu'en temps de crise économique l'intolérance remonte à la surface et tout est prétexte à la discorde."

Aîda: "Nikki a raison. Tiens Ivana, regarde Amina. C'est étonnant comme ma fille a ton tempérament. Elle n'a peur de rien. Heureusement que ton fils est là pour tempérer son impulsivité."

(Nikkita et Kamal s'échangent un regard perplexe)

Kamal: "Espérons que pour eux, demain soit plus juste et plus humain!"

Nikkita: "Tiens Aîda, je viens tout juste de recevoir le médaillon, souvenir de nos olympiques. En veux-tu d'un?

Aîda: "Superbe! Oh! c'est une idée formidable. Au lieu du slogan habituel" J'aime Sarayevo", notre médaillon se lit " Sarayevo vous aime". C'est notre Sarayevo qui accueille le monde."

Nikki: " Tenez! Voilà nos enfants qui reviennent. Si on leur offrait une tasse de chocolat et une galette.

Aîda: "Excellente idée! On pourrait ensuite descendre voir la sculpture de Vucko dont on en parle tant."

(Entrent Amina et Ivan)

Amina: " On pourrait aussi prendre le trolley et descendre jusqu'à la piste de luge et crier bien fort comme tout le monde "yup, Yup! Chuck, Chuck."

Ivan: " Et entendre les "slivovitz" des buveurs de Cognac qui se réchauffent à leur manière. Yup,Yup! Chuck, Chuck."

(Eclats de rire .Rideau.)

 

 

Acte 3 scène 1

Sarayevo 1993.

(Bruits d'obus qui éclatent, clameurs, sirène d'ambulances. Dans la pénombre d'un petit salon, Aïda prend lecture d'une lettre à côté d'une fenêtre entr'ouverte. Entre Kamal, l'air anxieux.... Il se précipite vers elle et l'attire loin de la fenêtre).

Kamal: "Je t'en prie! Aïda, ne te mets jamais dans le rayon de la fenêtre. Quelqu'un pourrait te prendre pour cible et te tirer dessus. Un vent de folie souffle sur Sarayevo. Ce matin, des obus ont éclaté sur la place où des hommes, des femmes, des enfants attendaient qu'on leur donne un peu d'eau, rien qu'un peu d'eau. Il n'en reste plus qu'une grande flaque de sang et des lambeaux de chair déchirée."

Aïda (lui tendant la lettre): "Les coquelicots de Sarayevo! Ils fleurissent maintenant sur le pavé de la place!"

Kamal (prenant lecture de la lettre): " Une lettre d'Ivana qui nous supplie d'encourager Amina et Ivan à les rejoindre dans leur exil. Qu'en penses-tu Aïda? Ivan refuse de partir tout seul. Amina n'est pas en sécurité à Sarayevo'. ( Il tend la lettre à sa femme)."

Aïda (lisant tout haut): "Nikki et moi prendrons soin de votre fille. L'amour doit triompher de la haine. Dans le vallon, le muguet fleurit. Pour le jour de ses noces, on fera à Amina un gros bouquet comme on en cueillait autrefois dans le petit bois près de l'école. Les coquelicots fleurissent-ils toujours dans la plaine, Aïda? Cet hiver, j'ai fait à Amina un.beau chandail. Il est presque terminé."

(En coup de vent, Amina et Ivan se précipitent dans la salle. Ils ont tous deux l'air épouvanté)

Amina: " Maman, j'ai peur. Les soldats sont venus ce matin et ont emporté les deux filles de nos voisins. Promets de me cacher s'ils viennent ici, papa!"

Kamal: "Bien sur, Amina. Nous ferons tout pour te protéger. N'aies pas peur!"

Ivan: " Mes parents voudraient que je vienne les rejoindre mais je ne puis laisser Amina à Sarayevo. C'est trop dangereux pour elle ici."

(Aïda et Kamal s'échangent un regard angoissé. Aïda incline la tête en désignant la lettre).

Kamal: " Ecoute Amina, il est venu ce matin, un émissaire d'Ivana et de Nikki. Si tu le veux, Ivan et toi pourrez partir les rejoindre. Vous serez plus en sécurité loin de Sarayevo."

Amina: "Pourquoi ne pas partir tous pour rejoindre Ivana et Nikki"

Aîda: "Quand le calme sera revenu, nous serons à nouveau ensemble. mais papa, qui est journaliste, a une tâche importante à faire içi."

Kamal: " Allons, ne fais pas cette tête! Si tout marche bien, nous serons tous ensemble pour célébrer vos noces cet été. Pour l'instant il faut parer au plus pressé, c'est-à-dire quitter Sarayevo. Préparez donc vos sacoches d'étudiants. N'emportez que l'essentiel. De mon côté, je m'en vais voir mes contacts de presse et m'assurer d'un sauf conduit pour vous deux!"

Amina: 'Oh, merçi papa! Dis, maman on sera bientôt tous ensemble, n'est-ce pas?"

Aîda: " Nous sommes là, tout proches, Amina. Ce ne sera qu'un mauvais moment à passer. Le plus important maintenant, est de vous savoir en sécurité. Alors faîtes vite."

(Amina et Ivan quittent le salon en se taquinant.)

 

 

Acte 3 Scène2

(Il fait presque nuit. Dans le petit salon, c'est la scène des adieux. )

Kamal: " Tout est réglé. Il est convenu que les factions adverses retiennent leurs feux entre 8 et9 hrs. C'est l'heure. "

Aîda: "Il ne faut surtout pas être en retard. On se reverra donc cet été. Que Dieu vous garde!"

(Ils s'embrassent. Les jeunes sortent en se tenant par la main.)

Aîda: "Kamal, je ne puis m'empêcher d'avoir peur"

Kamal: "Allons donc! Nous avons la parole des deux camps adverses. Traverser la place n'est qu'un jeu d'enfant, un tout petit bout de chemin dont ils connaissent chaque pavé et, par delà la place, une allée de peupliers où débouche pour eux le chemin de la vie."

(Long silence. Coups de feu Clameurs. Aîda et Kamal s'élancent vers la porte. Une autre rafale tout prôche les arrête. Le verre de la fenêtre vole en éclats.)

Kamal: Non Aîda. Ne sors pas! Ils sont pris de folie. Ils continuent à tirer sur tout ce qui bouge."

(Entre l'emissaire de Nikki, affolé, retenant son bras blessé)

"Morts! Ils sont tous deux morts. Les tireurs sont partout, sur tous les toîts. Sur le pavé de la place, le garçon est tombé le premier. Sa tête… sa tête a éclaté comme une grenade!"

( Reprenant son souffle et baissant la voix.)

"Votre fille a pris la seconde volée. J'ai voulu les aider, mais ils étaient déjà morts. Les tireurs m'ont presque descendu. Ne sortez pas. Ils sont fous!"

(Aîda s'effronde sur le tapis. Kamal court vers elle.)

Rideau.

 

Acte 3 Scène 3

(L'intérieur d'un petit salon. Nikki, debout près de la table tient un cadre en main. Il essuie doucement l'image et le remet à sa place en soupirant. Assise sur un petit divan, Ivana, tenant une lettre à la main, sanglote. Un petit chat joue avec un brin de laine qui pend d'un chandail et, se faisant, défait le travail.)

Nikki (revenant vers Ivana): " Deux enfants qui ne demandaient qu'à s'aimer. Cette fois encore, la peur et la haine ont triomphé. Ne saurons nous jamais comment faire la paix!"

Ivana (posant la tête sur l'épaule de Nikki): "Oh Nikki! Il nous aura fallu beaucoup de peine pour ne faire rien qu'un peu de chair à canon!"

(Le petit chat, sur le divan, s'amuse à faire glisser les mailles du chandail qui lentement se défait.)

 

 

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